Memoirs

Baudouin Jurdant

Professeur Emerite en Sciences de l'information et de la communication


Feyerabend, penseur de la proximité


Quel homme !

Telle est l'impression que vous laissent ses ouvrages. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : d'un homme avec un corps, des émotions, de l'humour, le timbre d'une voix, des gestes, un visage, des amis. Des idées ? Certes. Nombreuses, pleines de vivacité, souvent paradoxales, mais si vives, si vivantes encore qu'on peut éprouver quelque peine à les extraire du flot textuel, à les attraper à contre-courant, à les acculer dans quelque recoin philosophique, sous quelque grosse pierre philosophale peut-être, pour s'en gaver les neurones. D’ailleurs ce ne sont pas vraiment des idées que le texte révèle mais plutôt une attitude devant les idées, une sorte de prudence critique pour toutes celles qui flottent dans les airs au travers des humeurs et des modes.


On ne peut pas lire Feyerabend sans penser à l'homme qu'il était, ou plutôt qu'il devait être. Ne l'ayant jamais rencontré, je ne peux qu'imaginer. Et je l'imagine. Ces conférences, qu’il a données en Italie en mai 1992, me facilitent la tâche. Bien que le texte ait été repris en vue d’une publication écrite, on sent l’oralité poindre constamment à travers les phrases. Surtout, pour découvrir l’homme, il y a son autobiographie, Tuer le temps, publiée au Seuil en 1994 et qui est un véritable chef d’œuvre méconnu de lucidité critique.


Le parcours de Feyerabend est tourmenté. Que ce soit à travers ses lectures, ses  rencontres amoureuses ou autres, ses aventures militaires, ses voyages, ses hésitations professionnelles, ses ouvrages, une sorte d’inquiétude profonde marque tout aussi bien la pensée de ce penseur que l’action de cet acteur, les voyages de ce grand voyageur ou l’écriture de cet auteur. Une inquiétude qui porte sur le monde, les gens qui l’habitent, les philosophes qui le pensent, les scientifiques qui le transforment, les artistes qui l’enchantent et ceux qui le chantent... Une inquiétude qui porte sur la manière dont les idées prennent possession de l’esprit des gens. Quand elles sont ancrées dans des traditions locales et que des alternatives sont disponibles, cette prise de possession est un moindre mal. Par contre, quand les idées s’imposent au nom de leur généralité et indépendamment de tout contexte, l’inquiétude est de mise. Les abus associés à toutes les formes du pouvoir, que ce soit celui de certains hommes – despotes éclairés ou tyrans aveugles –, celui de la raison, celui de la seule vraie religion – comme elles le sont toutes , ou celui de la science – théoriciens, spécialistes ou experts patentés –, de la mode, des idées, etc., ces abus sont programmés, inévitables sans l’exercice de cette prudence critique dont Feyerabend nous donne l’exemple.


L’auteur est aussi inclassable. De la physique au départ, il est passé à la philosophie des sciences mais toujours avec un regard décalé par ses incursions dans d’autres domaines : l’art, le théâtre, l’histoire, l’anthropologie… Il ne cultivait pas ces domaines pour s’y faire un nom, mais pour mettre son étonnante érudition –qui recouvrait aussi bien les sciences que les arts ou les lettres –, au service d’une attention soutenue aux communautés humaines. Il pénétrait les textes qu’il lisait, découvrait les profondeurs qu’ils recelaient, faisait part de ses perplexités, débusquait les questions originales, revenait sans cesse au « divin Platon » et à Aristote en les reliant à leurs prédécesseurs présocratiques, en mesurant leur importance à travers les effets qu’ils eurent sur l’histoire de la pensée occidentale. Son éclectisme1 le situait aux marges des communautés qui s’intéressaient à lui et reconnaissaient souvent, quoique discrètement2, la pertinence de son propos.


Feyerabend passait pour un iconoclaste, volontiers provocateur, sauvagement attaché à sa propre indépendance, attentif à tout ce qui se passait autour de lui que ce soit dans le cercle privé de ses amis, ou dans l’environnement plus large de la vie publique, des arts et des actualités scientifiques. Il a défendu une certaine forme de relativisme non pas sur la base du principe selon lequel « tout se vaut » – et donc « rien ne va plus » ! –, mais sur la base du principe que « tout est bon », ce qui est bien différent. Car ce principe nous oblige à nous ouvrir à des alternatives qui peuvent orienter nos choix à partir de critères privilégiant le bonheur des communautés humaines, plutôt qu’un recours abstrait à des vérités générales, désincarnées et abstraites. Son relativisme a une dimension éthique personnelle dans la mesure où il est indissociable d’une prise de responsabilité par rapport aux choix que nous faisons pour orienter nos vies.


Comme on le lira dans l’introduction à l’édition anglaise, Feyerabend a souvent été perçu comme un auteur changeant, voire versatile, dont les idées manquaient de cohérence à travers le temps, prompt à changer ses conceptions selon les contextes qui pouvaient leur donner du sens. Mais c’est précisément là qu’il sort de la cohorte des philosophes traditionnels et des penseurs ordinaires. Feyerabend ne témoigne d’aucun respect pour les idées en tant que telles, qu’elles viennent de lui-même, de ses contemporains ou même des grands penseurs dont l’histoire a embaumé les idées dans d’épais volumes de commentaires savants. Les idées ne sont que poussières insignifiantes en face des enjeux les plus concrets de la vie réelle des gens. Les idées qui se détachent des moments de vie qui leur ont donné naissance, des expériences concrètes qui leur ont donné une certaine forme à telle ou telle époque et dans tel ou tel contexte, les idées qui perdent ce qui les lie à la vie même sont des idées perdues, des abstractions futiles. À moins que... à moins qu’elles ne retrouvent du sens – pas forcément le sens que pouvait leur prêter leur créateur initial — dans un nouveau contact avec la vie.


Lecteur scrupuleux, presque maniaque, de Platon, Parménide ou Xénophane, Feyerabend offre ses neurones à la pensée des anciens. Pas seulement ses neurones, d’ailleurs, car ses interprétations sont pleines de sensations vécues, de gestes théâtraux, de mouvements corporels, de sourires entendus comme si, au moment où il nous en parle, il sortait d’une conversation privée avec eux. Cette quête éperdue d’une proximité réelle et attentive avec le monde qui l’entourait, est sans doute l’une des caractéristiques les plus émouvantes de ce penseur émouvant, de ce penseur qui nous émeut, qui nous met en mouvement.

 


1 N’oublions pas cette magnifique définition de l’éclectisme que l’on doit à Diderot : ‘L’éclectique est un philosophe qui foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience et de sa raison ; et de toutes les philosophies qu’il a analysées sans égard et sans partialité, s’en faire une particulière et domestique qui lui appartienne.” Une telle définition s’appliquait sans doute à Diderot mais pourrait tout aussi bien valoir pour Feyerabend.


2 La réception de Feyerabend en France a été bien plus timide que dans les autres pays d’Europe occidentale comme l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Italie. La publication de Contre la méthode en 1979 (d’après l’édition anglaise de 1973) a été bien accueillie bien que sans grand enthousiasme. C’était l’époque d’une montée en puissance du champ des études sur la science en voie d’institutionalisation dans différentes universités françaises. Feyerabend proposait des outils critiques peu familiers aux intellectuels français qui puisaient leurs propres ressources critiques dans une tradition frondeuse de gauche très marquée par les oeuvres de Raymond Althusser, François Liotard, Michel de Certeau, Michel Foucault, et bien d’autres.